Du mystère au vertige à travers «Variations aléatoires», le dernier essai d’Abdelhak Najib
Par Dr IMANE KENDILI
Psychiatre et écrivaine
L’œuvre philosophique d’Abdelhak Najib s’enrichit d’un nouvel essai qui fait écho à tous les autres essais, de «La dignité du présent» à «Le point de bascule», en passant par «Inhumains», «Le forgeron des eaux», «Le vol d’Icare», «La voix de la terre», «La vérité est une zone grise», «Et que crève le vieux monde», «La quadrature du cercle», «Blackout», «Psychanalyse de l’improbable», «Nietzsche, l’éternel retour» ou encore «Le fil d’Ariane» avec ces «Variations aléatoires». C’est donc une nouvelle dimension qui est ici mise en lumière, à travers ces «Variations aléatoires», nouvel essai publié par l’auteur en ce mois d’août aux Éditions Orion.
Abdelhak Najib continue sur sa lancée pour explorer les paradigmes de ce nouveau monde qui prend corps face à nous, depuis au moins une décennie, avec un nouvel essai de philosophie qui pose la question du savoir et de la connaissance dans un monde où l’intelligence humaine et la cognition ont perdu en profondeur et en acuité, face à la digitalisation et au tout virtuel. Très vite, le ton est donné par le philosophe : «La question de la connaissance et du savoir dans leurs relations intrinsèques avec l’évolution des sociétés, avec ce qu’on appelle le progrès, avec les avancées dans de nombreux domaine de la technologie, avec toutes les ramifications que cela suppose, avec les impératifs de changement de paradigmes que chaque époque… Cela impose au monde et aux différentes cultures qui le peuplent, avec les projections faites pour incarner des futurs probables ou improbables, avec la capacité qu’ont aujourd’hui les sociétés humaines, dans leurs profondes différences, de penser le futur à l’aune de leurs visions propres, selon leurs statuts, leur puissance, selon la place qu’elles occupent sur l’échiquier du monde. Toutes ces données sont capitales pour poser la question de la place de l’individu et de sa liberté dans un univers faussement globalisé, qui traite les personnes non pas en tant qu’entités indépendantes incarnant leurs propres volontés d’être et d’évoluer, mais en tant qu’éléments interchangeables faisant partie d’un puzzle commun que l’on assemble selon les périodes. Selon, aussi, les besoins et selon les multiples programmes mis en place pour atteindre des objectifs ciblés d’avance, dans une configuration qui ne laisse aux personnes aucune marge de manœuvre en dehors de celle qui les oblige de couler dans des moules et de servir une visée qui n’est presque jamais la leur, mais dont ils dépendent dans tous les compartiments de ce qui constitue leurs vies».
Un univers à plusieurs catégories humaines
Nous sommes ici dans la lignée de ce qu’Abdelhak Najib a entrepris depuis son premier essai «La dignité du présent» avec les mêmes interrogations que nous avons appréciées dans «Inhumains», dans «Le forgeron des eaux», dans «La vérité est une zone grise» ou encore l’excellent «Et que crève le vieux monde». Pour le philosophe, les choses sont claires : «C’est partant de ce constat de base que se profile pour nous cette réflexion philosophique sur le sens même de la connaissance et du savoir. Dans un monde clivé, dans un univers à plusieurs catégories humaines, selon la puissance des États dont ils sont les citoyens et selon leurs positions idéologiques, le chercheur, le scientifique, le penseur, le philosophe se trouve confronté à une muraille du silence quand il ne sert aucune paroisse. Avec cette différence majeure avec des temps anciens où l’indépendance de la pensée et l’innovation dans les sciences étaient les socles mobiles sur lesquels on pouvait asseoir la légitimité intellectuelle de ces savants qui ont façonné le monde et qui ont changé, par leurs idées, par leur audace, par leur obstination et par leur opiniâtreté, dans l’adversité, face aux réticences et aux incompréhensions, voire aux menaces et aux bûchers, la face du monde où ils évoluent préservant leur liberté d’être et de penser».
Partant de ces postulats, comment pense-t-on aujourd’hui le savoir ? Comment appréhender la question de la connaissance comme composante essentielle du monde où nous évoluons aujourd’hui ? Quels types de connaissance sont admis ? Quelles sont les approches scientifiques et intellectuelles qui ont droit de cité aujourd’hui ? Quelle est la place du savant aujourd’hui ? Y’en a-t-il, de nos jours, qui allient audace, liberté et humanisme ? Pourquoi certains penseurs sont-ils marginalisés et mis au ban de la société dite du savoir ? Pourquoi autant de communautarismes au niveau des idées et des idéologies de tous bords ? Comment analyser cette dictature de la pensée unique et officielle qui rejette tout ce qui n’entre pas dans le cadre préétabli par les gouvernements et les institutions ? Pour l’auteur de «Blackout», de «La quadrature du cercle» et de «Point de bascule», trois essais de philosophie solidement ancrés dans l’approche najibienne du monde moderne, «Toutes ces interrogations, et tant d’autres qui naissent de leurs sinuosités, nous préoccupent aujourd’hui dans un monde qui a changé de façon drastique tous ses paramètres. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des blocages, à des frontières infranchissables, à des zones rouges et noires, à des zones d’ombre opaques qui font barrière devant l’intelligence dans ce qu’elle a de plus libre et de plus universel. Le chercheur qui ne court pas derrière une carrière et un poste à vie, avec des budgets à la clé, se voit fermer toutes les portes devant lui. Celui qui revendique son indépendance intellectuelle représente un véritable danger pour les institutions et pour le système de pensée qui les sous-tend. Le savant libre est une menace sérieuse pour tous les gouvernements qui encouragent ceux qui se plient, qui font des courbettes, qui disent oui et amen à tout, qui ne discutent jamais l’ordre établi, qui s’autocensurent eux-mêmes et qui stigmatisent leurs collègues, plus aguerris, plus réfractaires». C’est d’ailleurs ce que le penseur développe dans le très subtil «La voix de la terre» ou encore «Le vol d’Icare» qui vont à l’essentiel dans des aphorismes au hachoir, des fragments ciselés et d’une grande acuité. C’est de cela qu’il est question dans ce livre : du penseur réfractaire qui dit non, qui avance selon ses principes humains, qui met en avant un code d’honneur personnel puisé à même ses valeurs inaliénables, ces valeurs étant taxées d’anathèmes et livrées à la vindicte publique, par médias interposés. Ce qui pose également la question de la presse, quelles que soient ses canaux d’expression, dans une société dite mondialisée où l’on assiste constamment, avec force répétitions, dans un matraquage tous azimuts, à des inepties proférées par tant d’imbéciles érigés en caution morale pour des cultures qui en manquent cruellement. Un désastre intellectuel qui a des étendues universelles n’épargnant aucune région ni aucune culture, à plus forte raison celles dites avancées.
Face à la barbarie des contempteurs
Abdelhak Najib, qui s’est également penché sur ces question dans son essai «Nietzsche, l’éternel retour» ou encore dans le profond «René Char, l’éclair qui dure, montre à quel point ce monde où nous vivons aujourd’hui a changé de visage et de paradigmes à tous les niveaux en nous imposant des mécanismes de fonctionnement déshumanisés : «C’est cette mainmise de la bêtise dans ce qu’elle de plus criard que réfute le penseur libre. Car le libre penseur est un homme qui ne craint ni le chaos, ni les obscurantismes, ni les conciliabules de tous ces spectres qui ont aujourd’hui droit au chapitre, nivelant toute la pensée humaine par le bas, faisant la réclame pour tout ce qui appauvrit, tout ce qui ratatine le courage de penser, tout ce qui est insipide dans un monde régi par le flou, par la brume, par le brouillard des pensées assassines.
Nous sommes là, avec cette œuvre philosophique, face à la barbarie des contempteurs, face à tous ces «beaucoup-trop-nombreux» qui entonnent dans un cirque médiatique coupable», souligne Abdelhak Najib. Face à toute cette supercherie faisant loi, le philosophe nous dit (comme il l’a traité dans un autre essai, très remarqué, intitulé «Psychanalyse de l’improbable») que «les espaces de liberté se réduisent à leur maximum, suffocant la voix de l’artiste qui ose braver les lisières, qui enjambe les barrières et qui offre au monde un beau récital sur la liberté de ne jamais se courber sauf pour aimer l’humain en nous, sauf pour l’élever, sauf pour en faire voir tout l’éclat de l’intelligence qui se veut, d’abord et avant tout autre chose, sagesse».
Oui, le fin mot de toute cette pensée, développé en plus de quinze essais de très belle facture, avec des références solides à de très grands philosophes qui ont façonné la pensée humaine, «Aimer la sagesse contre tous les artifices de façade, contre toute la fausseté des apparences, contre tous les partis-pris, c’est l’unique credo de ce voyageur solitaire qui sillonne les mondes en écoutant la musique des sphères, celle qui rythme les cœurs et fait battre les âmes», conclut le philosophe.*