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ENGAGEMENT SOCIAL

«La pandémie nous a contraintes à pratiquer l’art du funambulisme»

SABINE PESME SEPULCHRE

(Alias «Pesme de Marrakech» sur les réseaux sociaux).

Past-Présidente du Club Agora Marrakech 3

Faire de l’idéal associatif un engagement quotidien, en ces temps de «Covid-19», est loin d’être une sinécure. Mais d’admirables femmes à Marrakech le font et l’assument fièrement, en ce moment, contre la difficulté, contre le doute et contre la rareté des moyens. La Past-Présidente de l’association Club Agora Marrakech 3 en parle avec beaucoup de passion… contagieuse !

Vous travaillez avec des réseaux associatifs de femmes à Marrakech et la pandémie de la «Covid-19» a assurément impacté votre façon de voir les choses… Peut-on dire qu’il y a désormais un «avant» et un «après» ?

Si je devais raisonner en termes d’«avant» et d’«après», ce serait alors durant les mois qui ont suivi mon emménagement à Marrakech, en septembre 2014. Et ce, dès mon arrivée, avec la rencontre de l’une des futures Présidentes fondatrices de l’Association Club Agora Marrakech 3. Tout en devenant amies, ces personnes m’ont fait découvrir leur culture et cette sororité si singulière parfois pour nous autres occidentaux. Du moins au départ. Elles m’ont entraînée alors dans leurs activités associatives fondées sur leur propre principe de solidarité et d’utilité sociale. Pour cela, il faut d’abord se méfier des biais cognitifs : on peut s’inscrire en faux, mais on en a tous et toujours. D’ailleurs, selon Gaston Bachelard, il paraît que c’est normal : le cerveau, naturellement paresseux, apprécie son confort et renâcle à découvrir l’inconnu ! Grâce à des questions-réponses quotidiennes à propos de «pourquoi» ou «comment se fait-il que ?», mes amies – comme la seconde des Présidentes de cette Association – m’ont aidée à donner une nouvelle saveur à mes apprentissages. Des vraies «étayeuses», en quelque sorte ! Souvent, je «baissais le rideau». Avec le vélo pour sas de décompression, consciente de la nécessité de la transition écologique (aidée, tout de même, par un relief marrakchi plat) et j’ai digéré, à la manière d’un toucan, ces nouvelles informations. L’immigration et l’intégration sont dévoreuses d’énergie. Et encore, ce n’est que Marrakech et dans les conditions qui sont les miennes ! La pandémie s’inscrit dans ce contexte. Comme s’il s’agissait de s’adapter à une nouvelle situation. Après une dizaine de déménagements en vingt ans, cela ne m’a pas effrayée. De toute manière, je pense qu’à l’époque, nous ne réalisions pas vraiment ce qui se passait. Même pas le temps d’être stupéfaites. Il fallait organiser le rapatriement des touristes et nous avions juste conscience que la fermeture des frontières représenterait un véritable marasme économique. Ainsi, une de nos membres, en dormant à peine, a assuré le rapatriement de plus de 1.700 touristes en moins d’une semaine ! La ville s’est vidée, les commerces ont progressivement fermé ou se sont adaptés à l’état d’urgence et nous, Marocains ou résidents marocains, nous avons alors réalisé que tout s’était vraiment arrêté. Net. «Pour de vrai», comme disent les enfants. Exit l’angoisse. Là, quel que soit le degré de paresse du cerveau, pas le temps non plus d’être sidéré ou de demeurer immobile. Il a fallu être pragmatique. La pandémie nous a contraintes à pratiquer l’art du funambulisme. Dans le brouillard le plus complet, il a fallu envisager et appliquer des solutions efficaces à l’instant «T», mais qui pouvaient ne plus l’être juste après… Sans filet, sans jamais pouvoir s’avouer vaincues, en cas d’échec. Et c’est ainsi depuis huit mois maintenant !

Au lieu de se résigner sur leur sort, les ONG que vous côtoyez dans la région de Marrakech semblent portées par une belle énergie à affronter la pandémie pour réinventer le travail et l’engagement collectif. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je crois nécessaire de préciser que l’énergie et l’engagement collectif ont toujours été au rendez-vous. En rencontrant mes futures amies, c’est même la première chose qui m’ait sautée aux yeux. Idem d’ailleurs, par la suite, pour certaines de mes amies occidentales. Ou encore des artistes européens qui, depuis, nous soutiennent ponctuellement à leur manière. En effet, je n’oublierai jamais la première action organisée par mes amies marocaines et à laquelle j’ai participé. Il s’agissait de secourir les victimes des inondations sur la route de Fès. Elles ont fait preuve d’une réactivité incroyable. A peine la décision prise d’agir lors d’un Couscous Solidaire Marrakech qu’elles activaient déjà leurs réseaux. Ce Couscous était l’une de nos actions sociales et solidaires en collaboration avec l’association Ladies Circle Marrakech 12, dédiée à la récupération de dons au profit des plus nécessiteux. Et tout cela, juste avec des SMS et Messenger; il n’y avait pas encore de messagerie instantanée. En moins d’un après-midi, tout était bouclé : promesse de dons, organisation de leur récupération et future distribution. Trois jours après, nous étions sur le terrain. J’avoue que j’étais médusée. Malgré mes vingt ans d’expérience caritative, je n’avais jamais assisté à un tel déploiement d’énergie ou d’engagement collectif auparavant. Et c’est devenu, aussitôt, très contagieux. Nous ne nous en sommes donc jamais départies et la pandémie est arrivée. Nous avons dû nous rendre à l’évidence : nos moyens et nos champs d’actions étaient considérablement réduits. Cependant, comme tant d’autres acteurs de la société civile marocaine, nous ne nous sommes pas résignées. Et comment l’être, dans ce contexte ? La notion «donner pour exister» a pris alors, plus que jamais, tout son sens. Nous nous sommes, par exemple, orientées vers des acteurs majeurs de cette société civile et avons bénéficié de leurs relais. La solidarité sur le terrain et les réseaux sociaux ont fonctionné à plein régime. Cependant, confrontées à un afflux important de sollicitations auxquelles nous ne pouvions répondre, nous avons dû, la mort dans l’âme mais tout en essayant de trouver d’autres solutions, nous résigner à ne pouvoir les satisfaire toutes !

Le secteur privé met un peu moins la main à la poche, en cette période très spéciale, pour continuer à aider les acteurs de la société civile. Le Radisson Blu Marrakech Carré Éden a pourtant décidé de soutenir cette dynamique associative. Quels ont été vos actions depuis le début de la crise ?

Je ne sais pas «si le secteur privé met effectivement moins la main à la poche» actuellement… Ce que je sais, en revanche, c’est qu’un grand nombre de personnes œuvrent dans la discrétion totale et assurent un travail de fourmi incroyable. Ne dit-on pas que la main gauche ne doit pas savoir ce que fait la main droite ? Vous faites référence à notre partenariat avec l’hôtel Radisson Blu Carré Eden Marrakech. Nous avons intégré son programme «Responsible Business» il y a quatre ans et celui-ci, de ce fait, a progressivement évolué. La responsabilité sociale de cette entreprise ne s’étant jamais cantonnée à du «washing» et cette dernière, convaincue qu’il n’était pas question pour nous de mettre en danger la prospérité de l’établissement, nous avons pu devenir une force de proposition, élaborer et réaliser des projets ensemble. Cela a été le cas, par exemple, de l’événement musical social et solidaire «Jazz in Kech», co-organisé avec cet établissement hôtelier et la Maison Denise Massion-Institut Français de Marrakech. Ainsi, bien avant la pandémie, nous avons œuvré à la promotion de l’artisanat marocain ou des commerces marrakchis emblématiques dédiés à la culture : installation de vitrines éphémères avec les livres de la librairie «Chatr» ou des œuvres d’art contemporaines de la galerie «Noir sur Blanc», par exemple. Nous avons également facilité l’accès à des Associations ou partenaires culturels à ce programme avec lesquels nous travaillions déjà : l’association Chams pour la Santé Mentale ou encore le Musée de la Femme de Marrakech, par exemple. La pandémie a malheureusement marqué un coup d’arrêt provisoire à certains de nos projets. Cependant, nous avions conscience, par exemple, que la survie économique de la ville passait par le soutien de ses acteurs. À notre niveau, nous le faisions déjà un peu avant. Alors pourquoi ne pas tout simplement continuer en nous adaptant ? Avons-nous innové, inventé ou réinventé à la fois le travail et l’engagement collectif ? Avec l’ouvrage «Goût du vrai», je laisserai les scientifiques se prononcer sur le sujet… De façon factuelle, nous avons d’abord tenu à marquer notre soutien à notre partenaire en lui offrant les bénéfices de notre opération «Couscous Solidaire Marrakech». Parallèlement, nous avons intensifié ensemble le transfert de nos compétences, tant professionnelles que transversales, à leur disposition. Nous avons été, par exemple, à l’initiative du transfert au sein de l’hôtel de la 3ème exposition du Musée de la Femme de Marrakech, provisoirement fermé. Dans le cadre de la transition écologique, l’établissement a également choisi de promouvoir notre concept de «Marrakech à vélo».

Racontez-nous brièvement une ou deux anecdotes qui vous ont marquée durant votre engagement solidaire à Marrakech…

Il y a en a beaucoup. Difficile de choisir. J’aurais plutôt tendance à vouloir évoquer certaines des raisons qui rendent cette énergie et cet engagement collectif apparemment si contagieux ! La plupart d’entre nous exercent une activité professionnelle et nous avons choisi de gérer notre temps autrement. En mode «caring», nous tissons nos liens à la manière de tisserandes. Je vous renvoie, dans ce contexte, à l’ouvrage d’Abdenour Bidar «Les tisserands : réparer ensemble le tissu déchiré du monde». Nous plaçons au cœur de notre action notre amitié, sororité et bienveillance. Après tout, la bonté, selon Proust, serait paraît-il le comble de l’intelligence ! A partir de là, nous anticipons, nous organisons et nous agissons en conséquence. Et nous sommes loin, très loin d’être les seules.

Quel regard portez-vous sur 2021 ? Serait-ce mieux ou pire que 2020 ?

Je n’en sais rien. A l’incertitude, s’ajoute la complexité. Donc, pas de projections. Je ne suis pas «ultracrépidarianiste» et je vous laisserai interroger les scientifiques, bien plus qualifiés ! Cependant, à hauteur de ma chaussure, notre témoignage et nos actions concrètes sont, sans doute, intéressantes dans le cadre de l’économie sociale et solidaire. Un levier de la transition écologique. Surtout si, comme l’époque s’y prête paraît-il plus que jamais, il faut oser !

Propos recueillis par HASSAN EL ARCH

Sur la photo, de gauche à droite, des militantes de l’Association CAM3 (Club Agora Marrakech 3) : Nadira, Dounia, Fazo, Souad, Nadia, Sabah, Amia et Sabine.

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