Quand la «Tramdina» fait des victimes…

Le phénomène de la «Tramdina» (mauvaise humeur liée à l’abstinence pendant le Ramadan) génère, comme chaque année, des clashs dans la rue et au bureau. La colère et l’agressivité de certains jeûneurs, souvent incontrôlables, ont causé la mort de cinq personnes, le 3 avril courant, dans des villes au Maroc, à Casablanca notamment. Ce fléau, qui a particulièrement pris de l’ampleur cette année, est accentué par un contexte socio-économique très tendu.
Comme à chaque début du Ramadan, le phénomène de la «Tramdina» a, cette année aussi, refait surface. Le fléau a déjà fait plusieurs victimes dès la première semaine de ce mois sacré, notamment à Casablanca où une femme divorcée a été tuée dans le quartier Errahma par un homme à qui elle devait de l’argent et ne pouvait le rembourser. Un autre crime a eu lieu à Safi, où un homme de 39 ans a tué son épouse qui avait quitté le foyer conjugal en raison de conflits de couple. À Marrakech, un guide touristique (non-autorisé d’ailleurs) a asséné des coups de couteau mortels à son ami, lui aussi, guide touristique, dans la médina de la ville ocre, suite à un différend sur un morceau de Chira.
Que de dérives comportementales !
Transférée aux urgences du CHU de Marrakech, la victime a succombé à ses blessures. Un crime a aussi été commis à Sidi Bouzid, près d’El Jadida, le premier jour du Ramadan. Il s’agissait d’un double meurtre en fait. Les habitants du douar El Bahara, près de la célèbre station balnéaire, ont en effet découvert les corps de deux femmes, juste après la rupture du jeûne. Le mari de l’une d’elles, auteur du crime, a tenté de se suicider en se jetant du 2èmeétage de la maison. C’est le cri d’une fille qui a alerté le voisinage. «Mon père a tué ma mère et son amie», hurlait la petite. Le meurtrier présumé avait des ecchymoses au niveau de la tête et des fractures au niveau de la colonne vertébrale
Toutes ces violences sont dues, selon Dr Leïla Naïm, spécialiste en psychologie de comportement et coach professionnelle et relationnelle, à un changement brusque des comportements. «La Tramdina est un phénomène qu’on observe particulièrement chaque début de Ramadan. Il est dû à un changement d’habitudes, notamment la perturbation du cycle du sommeil, l’absence d’excitants ainsi que les difficultés rencontrées dans la réalisation de certaines tâches», indique l’experte. «Du jour au lendemain, le corps se retrouve à court de tous les ingrédients nécessaires à son fonctionnement habituel, ce qui se traduit par des nerfs à fleur de peau», souligne-t-elle. Le Ramadan doit normalement favoriser la tolérance, l’apaisement de l’esprit et la méditation, mais des individus deviennent particulièrement agressifs et rapidement irritables. C’est le phénomène de la «Tramdina». Les conflits qui se réglaient, en dehors du Ramadan, à l’amiable donnent lieu durant ce mois sacré au recours à la violence. La tolérance, chère à la tradition musulmane, cède la place à l’hostilité. Les disputes dans la rue deviennent légion. Et l’entraide et la bienfaisance se voient reléguées au second plan, à cause de déviances comportementales liées à l’égoïsme, à la nervosité et à l’agressivité.
Entre conjoncture et idées toxiques…
L’humeur de la «Tramdina» ne date bien évidemment pas d’aujourd’hui, mais il faut reconnaître que le phénomène a pris un peu plus d’ampleur cette année, compte tenu notamment du contexte socio-économique actuel, comme le soutient Dr Leila Naim. «Cette année est relativement exceptionnelle car le Maroc a un environnement socio-économique qui n’est pas facile. Les Marocains doivent faire face non seulement aux répercussions de la crise sanitaire et de la sécheresse, mais aussi et surtout à la hausse des prix due à la guerre en Ukraine. Cela se répercute négativement sur la psychologie des citoyens», regrette-t-elle. Il suffit d’aller aux souks pour se rendre compte des tensions qui pèsent aussi bien sur les vendeurs, obligés de rester sous le soleil toute la journée dans l’espoir de vendre leurs marchandises, que sur les clients en colère suite à la hausse des prix. De gros mots, des expressions déplacées, parfois obscènes ou des micro-conflits très fréquents… Les auteurs ne sont autres que les soi-disant «jeûneurs». Une agressivité constatée spécialement pendant ce mois sacré où l’on est censé développer des valeurs essentielles telles que la patience et le pardon.
Dr Leïla Naïm souligne que les alibis, bien que légitimes, ne doivent pas être retenus comme prétexte justifiant ces états extrêmes pour les gens sujets à la «Tramdina» car «La maîtrise de soi est requise pour atteindre l’objectif ultime du jeûne, qui n’est autre que de mieux s’approcher de Dieu», rappelle-t-elle.
Ce qu’il faut également déplorer de nos jours, c’est que les scènes de «Tramdina» sont largement partagées sur les réseaux sociaux ! Effectivement, face à ces actes de violence, les gens se précipitent non pas pour tenter de calmer les esprits, mais pour prendre des photos ou des vidéos susceptibles de faire le buzz. Face à cette attitude, Dr Leïla Naïm alerte sur l’impact de l’image violente sur le cerveau. «De nombreuses études démontrent que le partage d’images et de scènes de violence favorise ce que l’on appelle la normalisation avec la violence», explique-t-elle. Et d’ajouter que «l’individu qui s’expose fréquemment à un contenu de violence finit par considérer ce type d’actes comme normal et commence à perdre énormément en termes d’empathie». À cela s’ajoute, précise l’experte, le fait que l’individu risque lui-même de devenir violent et d’avoir le comportement d’un pervers narcissique. «Le risque devient encore plus élevé quand il s’agit d’un enfant qui regarde ce genre de scènes», alerte-t-elle.
Quand les réseaux sociaux y mettent du leur…
Pour pallier la réalité de la banalisation de la violence, Dr Leïla Naïm, spécialiste en psychologie de comportement et coach professionnelle et relationnelle, indique que les réseaux sociaux doivent être utilisés non pas pour promouvoir la violence des scènes, mais pour rappeler les bonnes pratiques à adopter durant ce mois sacré. L’experte estime que chaque citoyen a un rôle à jouer dans ce sens, notamment en veillant aux contenus qu’il partage. Elle recommande vivement la pratique du sport qui permet au cerveau d’assurer une régulation des émotions. Autre astuce : s’entourer de personnes positives et éviter la proximité de profils toxiques et pessimistes ! «Qu’on le veuille ou non, nous sommes influencés par les idées des personnes qui nous entourent. On a beau y résister, mais si l’on rencontre chaque jour des gens qui ne voient que la moitié vide du verre, nous finissons par adopter leur vision», souligne-t-elle.
ÉTIENNE DALLY