Implosion du système monétaire international et fin de règne du dollar ?

Par M’FADEL EL HALAISSI
Directeur Général Délégué, Bank Of Africa.
Déjà depuis l’antiquité, Aristote attribuait à la monnaie trois fonctions essentielles dans l’économie : une unité de mesure, une réserve de valeur et un instrument de paiement dans les échanges des biens et des services. Aujourd’hui encore, cette définition n’a rien perdu de sa pertinence, de son exhaustivité et de son actualité, malgré les profondes transformations liées à l’évolution de la matérialisation de la monnaie, allant de la monnaie primitive (dite paléo-monnaie) aux matières premières, produits agricoles, d’élevages et artisanaux, aux êtres humains à l’époque de l’esclavage, en passant par les pièces métalliques (or et argent), selon les conditions des anciennes civilisations. C’est dire que toute économie constituée autour d’une communauté donnée a absolument besoin d’une monnaie pour son fonctionnement interne et pour les échanges avec les autres communautés externes.
Le regard historique sur l’évolution de la matérialisation de la monnaie, d’une part, et sur les fonctions trigonométriques de la monnaie, d’autre part, conforte indéniablement la doctrine de John Maynard Keynes dévoilée sur la question de la non-neutralité de la monnaie, dans son ouvrage publié en 1923 sur la réforme monétaire.
>> La monnaie n’a jamais été neutre dans le fonctionnement de l’économie
À cette dimension économique du rôle de la monnaie, se greffent simultanément deux autres dimensions d’importance capitale : la dimension psychologique liée au degré de confiance qu’attribue l’Homme à la monnaie et la dimension politique, liée à la souveraineté. Ainsi, le rôle de la monnaie a toujours été appréhendé selon ces trois dimensions interdépendantes : économique, psychologique et politique, ce qui lui confère une importance fondamentale dans le fonctionnement de l’économie. Sa prétendue neutralité défendue par la doctrine classique de la pensé économique, et dans une certaine mesure de celles des néo-classiques, paraît une pure chimère ! Car la monnaie est l’expression de la valeur de la production des biens et des services; sa maîtrise implique inéluctablement le contrôle de toute création de richesse.
Nous mesurons donc la monstruosité des effets pervers de la domination d’une monnaie, telle que le Dollar américain, dans toute l’acception du terme quand elle est mondiale, et qui dure depuis 75 ans ! Le Dollar s’est imposé comme monnaie universelle avec ses trois dimensions, économique, psychologique et politique, depuis les accords de Bretton Woods en 1944 à nos jours, régnant en maître absolu, sans partage, sans rival et donc sans craindre son détrônement. Certes, certaines batailles eurent lieu au cours de ces dernières années, notamment à la naissance de l’Euro, et à l’émergence du Yuan, mais jamais encore de guerre franche ni affirmée jusqu’à présent.
Le Dollar poursuit sa domination sur l’économie mondiale en exerçant davantage de pressions de toute nature pour maintenir son leadership. Or, trop de pressions enfante l’explosion ! Et dans ce cas de figure, il s’agira d’une implosion car celle-ci prend source de l’intérieur du système monétaire international, le Temple du Roi-Dollar.
>> Du lent processus de la démonétisation de la monnaie
L’histoire humaine nous révèle que la monnaie existe depuis que l’Homme a eu besoin de faire un échange de biens et donc une mesure ou une unité de compte. Ainsi, les premières monnaies remontent bien aux racines de l’humanité et ont pris une liste infinie de matières allant des objets naturels, produits agricoles, aux produits artisanaux en passant même par les êtres humains aux époques de l’esclavage. Une deuxième phase de l’évolution des formes de la monnaie est à inscrire à l’actif de l’apparition des métaux dits précieux (or et argent) avec une dispersion temporelle très large s’étendant sur plusieurs siècles. Selon les historiens, la monnaie métallique (or et argent) existe depuis les temps lointains de plus de 4.000 ans avant J.C. Gygès, roi de Lydie en 708 avant J.C, avait ordonné la frappe de la monnaie, semblable à celle de nos jours.
L’invention de la monnaie métallique a conduit à une domination du système du bimétallisme durant une très longue période de l’histoire de l’humanité, de l’antiquité, à l’époque gréco-romaine, au Moyen Age, à la Renaissance avec certaines spécificités liées aux courants mercantilistes, jusqu’aux temps modernes. Durante cette longue période où dominait le système du bimétallisme, nous constatons que certaines ruptures furent survenues d’une part, et d’autre part que certaines monnaies se sont distinguées en s’imposant à certaines parties du monde. Déjà au 8ème siècle, la Chine avait mis en circulation de la monnaie papier à l’ère de la dynastie Tang, qui a été à l’origine du Jiaozi, une monnaie billet développée sous la dynastie Song au 10ème siècle. Le modèle grec, avec sa monnaie tri-métallique (or, argent et bronze), fut très répandu dans toute la Méditerranée, dont le Drachme était l’unité la plus connue. La monnaie romaine est incontestablement celle qui a connu la plus grande expansion territoriale et la plus grande longévité de domination (Denier en argent et Aureus en or).
Durant la dynastie Omeyyade à Damas, le Calife Abdel-Malik imprima le Dinar d’or en l’an 692, devenu une monnaie de référence dans la Méditerranée et le Moyen Orient. En Autriche, la frappe du Thaler au début du 16ème siècle marque la genèse d’une domination de plus de quatre siècles en Europe. Enfin, aux États-Unis, le Dollar est né en 1775, pour se soustraire de la domination du Pound britannique (Livre Sterling) et de la monnaie espagnole, le Real.
Nous observons que durant cette longue période, la matérialisation de la monnaie n’a pratiquement connu que les deux formes signalées ci-dessus : d’une part, les objets ou produits divers, et d’autre part, les métaux. Autrement, c’est du troc. La rupture de l’indexation de la monnaie aux métaux précieux (bimétallisme ou trimétallisme) fût annoncée à la fin de la Première guerre mondiale. Affaiblies par les efforts de guerre, les économies européennes sont contraintes d’abandonner le système de l’Étalon-métal. Après la Seconde guerre mondiale, les accords de Bretton Woods, signés en juillet 1944, confèrent au Dollar américain le rôle de la monnaie de référence, qui demeure la seule monnaie convertible en or.
>> Désormais, le système monétaire international repose sur le Dollar
En août 1971, le Président Richard Nixon décide unilatéralement d’abandonner la convertibilité du Dollar en or. Ainsi s’achève cette très longue histoire de l’indexation des monnaies aux métaux précieux. La guerre du Vietnam a achevé définitivement ce qu’il restait du système de l’Étalon-or après la Deuxième guerre mondiale et provoque l’explosion du système monétaire international, animé par un système de change flottant (accords de Kingston-Jamaïque en 1976) mettant toutes les monnaies à la merci des variations du Roi Dollar. En conséquence, des séries successives de crises financières et économiques se sont multipliées, plongeant les économies les plus fragiles dans des cycles de récession dus à des transferts de richesses par le truchement de la volatilité des cours de change.
Une période d’instabilité monétaire domine le monde durant des décennies, ce qui a favorisé l’avènement d’une abondante littérature de la théorie économique monétaire, tentant vainement de modéliser les rapports «de cause à effet» entre la monnaie et les agrégats macro-économique, le plein emploi, les taux d’intérêts, les taux de changes et l’inflation, tout en affirmant la neutralité de la monnaie.
Toutes ces doctrines monétaristes, dont les plus célèbres furent l’école de Vienne (C. Menger et Von Mises) et l’école de Chicago (M. Friedman), sont aujourd’hui à l’épreuve du dépassement de leurs fondements. La doctrine monétariste est à réinventer à l’aune de l’émergence de la monnaie électronique et de la crypto monnaie.
>> Vers la dématérialisation absolue de la monnaie
La crise financière et économique de 2008 a accéléré le mouvement de la dématérialisation de la monnaie à travers le monde, après l’effondrement de la valeur économique de la monnaie, symbolisé par la faillite de plusieurs entreprises, dont la plus emblématique fût la Banque d’affaires Lehman Brothers. La valeur «confiance» est largement rompue ! La crypto monnaie prend place et gagne vite du terrain en se substituant aux monnaies classiques démonétisée, très facilement «au nez et à la barbe» des États et de leurs institutions de Banques Centrales. Une monnaie parallèle totalement dématérialisée, virtuelle s’invite ! Les banques étaient dans les faits, précurseurs en créant la monnaie électronique (porte-monnaie électronique et diverses monnaies mobiles) pour simplifier et développer les moyens de paiement. Très vite, de nouveaux acteurs non bancaires ont investis l’espace en l’élargissant à d’autres activités, jadis exclusivement réservées aux Banques, telles que les transferts de fonds, le mobile-banking, l’e-commerce, les cartes prépayées, le paiement en ligne, etc.
L’univers du monde des paiements est complètement bouleversé, bien que concurrents des banques. La prolifération des acteurs non bancaires dans cet univers reste dans l’ensemble sous contrôle de la Banque Centrale. En revanche, l’irruption de la monnaie virtuelle enfantée par les successions de crises financières, monétaires et économiques, exacerbées par un système monétaire international inique, où une monnaie dématérialisée constamment dominante, est une redoutable menace de l’effondrement de ce système. Cette monnaie numérique, sans valeur intrinsèque, est née des contradictions internes du système monétaire international et de la défaillance du système financier mondial à juguler la crise financières de 2008. Désormais, le 3ème pilier des fondements de la monnaie est ébranlé, celui de la souveraineté ! L’État et son institution de Banque Centrale se voient réduire leur légitimité dans l’exercice du pouvoir dans la gestion de la monnaie.
Satoshi Nakamato, pseudonyme des concepteurs du système Block Chain (dit pair à pair), a permis le lancement de la plus célèbre crypto monnaie, le Bitcoin, le 3 Janvier 2009. Une inflation de monnaies numériques a vu le jour et à avec un rythme très soutenu au cours de la dernière décennie. Même des entreprises privées lancent ou projettent de créer leur propre monnaie numérique (Facebook avec sa Libra).
Nous pouvons aisément assimiler cette situation d’émergence des crypto monnaies à une révolution monétaire ! La circulation monétaire s’affranchit du monopole de l’État et, par voie de conséquence, perd sa souveraineté sur la monnaie. Cherchant à reconquérir cette souveraineté qui lui échappe allègrement, l’État réagit désespérément en proposant des alternatives de récupération en lançant une monnaie numérique dite MNBC, à travers la Banque Centrale.
Un grand nombre de Banques Centrales mènent une réflexion, voire des études visant à «légaliser» ou plutôt à «étatiser» des monnaies numériques pour freiner le développement des crypto-monnaies privées, d’une part, et d’autre part, pour une substitution à la monnaie fiduciaire devenue encombrante et coûteuse. L’exemple le plus édifiant de cette reconquête de la souveraineté en matière monétaire nous vient de Chine à travers sa monnaie numérique l’E-Yuan. Celle-ci représente la plus redoutable des armes économiques, visant à affaiblir davantage le rôle dominant du Dollar américain dans le système monétaire international. Dans cette nébuleuse guerre économique que mènent la Chine et les États Unis, la bataille Yuan contre Dollar en constitue l’épicentre !
La monnaie numérique est désormais le nouveau champ de bataille des pays à technologie avancée. L’E-Yuan a tout à gagner dans cette confrontation et il compte bien l’entreprendre. Ce faisant, quelle que soit l’issue de ce duel, le système monétaire international prévalant depuis la fin de la Seconde guerre mondiale est en cours d’implosion.